Télétravail et forfait jours : des risques oui mais du bien-être aussi !

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L’hybridation et le développement des modes de travail nomades rendent plus difficile la mesure du temps de travail. Les collaborateurs au forfait-jours peuvent subir une augmentation de leur charge de travail et des difficultés à déconnecter pouvant produire des risques psychosociaux et entrainer de nombreux contentieux.
Au-delà de ces risques, les résultats de l’étude menée au sein de l’Observatoire du télétravail (UGICT-CGT) surprennent. En effet, le télétravail peut contribuer à améliorer le bien-être des collaborateurs en forfait jours !

1. Le forfait jours, jolie petite histoire.

La réduction du temps de travail : un dispositif historique, incitatif à la création d’emplois.

La loi n° 96-502 du 11 juin 1996, dite « loi Robien », a ouvert la voie à la réduction du temps de travail avec la mise en place d’un système d’aides aux entreprises qui organisaient une réduction collective du temps de travail pour favoriser l’emploi (dispositif abrogé par la loi n° 98- 461 du 13 juin 1998).

En France, la durée légale a été portée de 39 heures à 35 heures par les lois Aubry. Dans un premier temps, la loi n° 1998-461 du 13 juin 1998, dite loi « Aubry I », fixe la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires au 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et au 1er janvier 2002 pour les autres. Elle institue un système d’aides aux entreprises qui procèdent à une réduction collective du temps de travail pour favoriser l’emploi avant le passage à la durée légale à 35 heures.
La loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000, dite loi « Aubry II », confirme l’abaissement de la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires pour les entreprises de plus de 20 salariés.
Cette loi Aubry II, instaure un système de forfait en jours permettant de décompter la durée du travail en jours.
« L’esprit » de ces lois est donc un partage du travail pour favoriser les embauches.

Des Accords de branches relatifs à la réduction du temps de travail, sont ensuite signés en application de ces lois. Avec ces accords la création du forfait jours pour les cadres était supposée donner à chacun une grande liberté dans l’organisation des temps (temps de travail mais aussi temps sociaux, temps familiaux, temps de loisirs…). C’est d’ailleurs la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et du temps de travail, précise que « La durée du travail de tout salarié peut être fixée par une convention individuelle de forfait en heures sur la semaine ou sur le mois. »

L’histoire n’a pas été dans ce sens et de nombreuses dérives ont été constatées par la suite, nourrissant une abondante jurisprudence et aboutissant à la remise en cause de plusieurs accords de branche. Par exemple, un arrêt de la Cour de cassation [1], considère que l’article 3.2.1. de l’accord du 5 septembre 2003, attaché à la convention collective nationale des commerces de détail non alimentaires du 9 mai 2012, n’était pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail des salariés en forfait-jours restent raisonnables.

Forfaits jours : de quoi parle-t-on ?

Certains salariés, essentiellement des cadres ayant une liberté dans l’organisation de leurs missions sont qualifiés d’ autonomes et soumis à une convention de « forfait ». Ces salariés ne sont pas soumis à l’horaire collectif de travail et leur temps de travail est décompté en jours. Cette autonomie ne signifie cependant pas une totale indépendance  [2]. Pour les cadres au forfait : le nombre de jours maximum est de 218 par an (Ce nombre de jours peut varier en fonction de la convention collective applicable).

En dérogeant à la durée légale du travail, la convention de forfait évite le paiement des heures supplémentaires, mais les salariés concernés bénéficient de jours de repos supplémentaires, les RTT. [3]

En 2015, la DARES [4] évoque que Le régime du forfait annuel en jours est largement répandu chez les cadres (47 %) et peu développé chez les non-cadres (3 %). L’enquête ACEMO 2020 révèle que 13, 8% de l’ensemble des salariés est au forfait jours [5]

La jurisprudence a cependant fait évoluer ce système dérogatoire, afin de limiter les dérives relatives au temps de travail des salariés. Ainsi, dès 2010 le Comité européen des droits sociaux (CEDS) avait considéré que la réglementation française sur le forfait en jours, issue de la loi du 20 août 2008, ne respecte pas la Charte sociale européenne. Le Comité européen des droits sociaux énonce ensuite, dans sa décision du 23 juin 2010 [6], que les mesures de flexibilité du temps de travail doivent répondre à trois critères :
– empêcher que la durée de travail journalière ou hebdomadaire ne soit déraisonnable ;
– comporter des garanties suffisantes ;
– prévoir des périodes de référence d’une durée raisonnable pour le calcul de la durée moyenne du travail.

Plus récemment le CEDS considère qu’en l’absence de limitations légales à la durée maximale autorisée du travail hebdomadaire dans le régime de forfait annuel en jours et indépendamment de l’obligation légale de l’employeur de surveiller la charge de travail, un contrôle a posteriori par un juge d’une convention de forfait en jours n’est pas suffisant pour garantir une durée raisonnable du travail [7].

La Cour de cassation est par ailleurs régulièrement saisie des difficultés de suivi de la charge de travail et de l’amplitude des journées d’activité des salariés. Si un forfait annuel en jours aboutit à une charge de travail déraisonnable, cela peut être considéré comme un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. [8]

Ainsi, « Toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires ».(Cour de cassation, Chambre Sociale 27 janvier 2016).(https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000031954662/)

Plus récemment, la Chambre sociale de la Cour de cassation a rappelé que le télétravail ne dispense pas l’employeur du contrôle de la durée du travail ainsi que le respect des durées minimales de repos et des durées maximales de travail (Cass. Soc. 14 décembre 2022, n°21-18.139 F-B).

2. Télétravail et forfait jours.

Concernant les cadres au forfait, la mise en œuvre du télétravail, comme forme particulière d’organisation du travail, soulève des difficultés. En effet l’évolution en mode hybride des entreprises et le développement des modes de travail nomades rendent plus difficile la mesure du temps de travail. Les collaborateurs au forfait sont en effet soumis à une obligation de résultats plus que de moyens. Il en est de même pour les télétravailleurs.

Le rapport de mai 2017 issu de la concertation relative au télétravail précisait déjà que les nouveaux usages facilités par les outils numériques permettent aux salariés qui le souhaitent de bénéficier d’une plus grande latitude dans la gestion de leur temps de travail sur la journée. La difficulté pour ces salariés au forfait et ces télétravailleurs est de respecter une forme de déconnexion. Ce droit à la déconnexion a été introduit dans le code du travail à l’article L2242-17 du code du travail. Les entreprises sont tenues de se doter d’un accord ou d’une charte précisant les modalités de l’exercice de ce droit.
Les accords mettant en place ces conventions individuelles de forfaits en jours doivent définir les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion.

A défaut de stipulations conventionnelles, les modalités d’exercice par le salarié de son droit à la déconnexion sont définies par l’employeur et lui sont communiquées par tout moyen. [9]

3. Des résultats qui interpellent.

L’observatoire du télétravail d’l’UIC-CGT a mené une étude en 2023 dont 48 % des répondants sont au forfait-jour. L’enquête révèle que ces salarié·es ont un vécu particulier du télétravail, en lien avec les modalités d’organisation de leur travail induites par le forfait-jours.
À la question : « Comment vivez-vous votre situation en télétravail ? », 26 % répondent « très bien » soit 4 points de moins que chez les salariés au régime horaire.
Pour ces télétravailleurs au forfait, le télétravail a conduit à une augmentation du temps de travail et à une diminution de leur temps de repos :
- 19 % utilisent le temps gagné sur le temps de trajet pour le travail
(+ 5 points par rapport aux salarié·es au régime horaire ;
- 20 % utilisent le temps gagné sur le temps de trajet pour le repos (-6 points par rapport aux salarié·es au régime horaire). [10]

4. Des risques à anticiper.

L’employeur est le garant de la santé des salariés [11] et doit veiller au respect des temps de repos journalier et hebdomadaire (11 et 35 heures [12]) ainsi qu’à la possibilité de se déconnecter des salariés au forfait jours, bien qu’ils ne soient pas soumis aux durées maximales quotidiennes (10 heures) et hebdomadaires (48 heures) de travail.
L’employeur doit donc être en mesure de justifier du respect des temps de repos et de la possibilité de se déconnecter.

Ainsi par exemple la convention collective nationale des sociétés d’assurances du 27 mai 1992, Accord du 9 novembre 2021 relatif au télétravail, en son article 6 indique : « Pour le télétravailleur en forfait jours, le télétravail n’a pas d’incidence sur son temps de travail. Il s’organise toutefois en respectant les durées minimales de repos quotidien et hebdomadaire prévues par le code du travail. »

Cela constitue un risque susceptible d’affecter la santé physique et mentale des collaborateurs au forfait jours. [13]

Il est donc pertinent de s’interroger sur les conséquences que pourrait avoir le télétravail sur les cadres autonomes au forfait jours ?
En effet, le télétravail pourrait engendrer des risques pour la santé des salariés. Des situations de stress, burn-out et hyper-connectivité sont observées.
La surcharge pourrait produire des situations délétères et conflictuelles pouvant aller jusqu’au contentieux :
• burn-out et faute inexcusable de l’employeur/violation du droit au repos [14] (le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation) ;
• rappel d’heures supplémentaires et travail dissimulé [15] ;
• droit à la vie privée et familiale [16]

La France a ainsi été sanctionnée à plusieurs reprises par le Comité Européen des Droits Sociaux (CEDS) à l’initiative de l’Ugict-CGT car le forfait-jour ne garantit pas le droit à une durée raisonnable de travail. [17]

La Cour de cassation est régulièrement saisie sur la validité d’accords collectifs de branche prévoyant la mise en place de convention de forfait en jours. Elle reste attentive aux stipulations de ces accords de nature à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié et la jurisprudence est constante [18].

L’employeur encourt des sanctions pénales (emprisonnement et amende) s’il n’a pas respecté son obligation de négocier sur la qualité de vie au travail incluant le droit à la déconnexion [19].

Là où le bât blesse c’est que le forfait-jours est une modalité d’organisation du travail qui implique un décompte du temps de travail en jours et non – en théorie – en heures. En situation de télétravail, les salariés au forfait sont concernés par l’hyper-connectivité, ce que montre l’étude conduite par l’observatoire du télétravail de l’UGIC-CGT : sur l’ensemble des répondants, les salariés en forfait jours sont 38% à déclarer une augmentation du temps de travail (contre 33% pour les autres [20]) (et uniquement les cadres/ingénieurs : FJ 40% vs. 35h 36% [21]). Cette étude révèle un risque supplémentaire lié à une impression d’être écarté des informations : les salariés en forfait jours sont 32% à être concernés soit 4 points de plus que les salariés à 35 heures [22]. Cet écart se creuse pour les ingénieurs et cadres au forfait jours (5 points de plus par rapport à ceux qui ne sont pas au forfait [23]). Ceci laisse envisager un risque d’être coupé des flux d’informations et du collectif de travail.

Au-delà de ces risques on constate cependant des effets positifs du télétravail. En effet, les télétravailleurs au forfait jours se sentent mieux au niveau de l’humeur, de l’énergie, du calme, et déclarent bénéficier d’un sommeil régénérant.

En effet, l’étude précitée a permis de mesurer la fréquence de perception de plusieurs variables.
Pour les 4 dimensions qui suivent, les télétravailleurs au forfait jours sont davantage :
• De Bonne Humeur : 66 % pour les forfaits jours contre 60% pour les salariés soumis à l’horaire collectif (35 heures) [24].
• Calmes (61% pour les forfaits jours contre 55% pour les salariés soumis à l’horaire collectif) [25].
• Pleins d’énergie (46% pour les forfaits jours contre 40% pour les salariés soumis à l’horaire collectif) [26].
• Sont frais au réveil (40% pour les forfaits jours contre 34% pour les salariés soumis à l’horaire collectif) [27].

Infographie réalisée par Damien Pouillanges

Au-delà des risques psychosociaux qui pourraient être observés et donner lieu à des contentieux, le télétravail peut contribuer à améliorer le bien-être des collaborateurs en forfait jours. Il suffirait de presque rien, peut-être une simple refonte de la notion de forfait jours pour les télétravailleurs pour éviter surcharge et hyper-connectivité.

Les employeurs doivent veiller au contrôle de la durée du travail ainsi qu’au respect des durées minimales de repos et des durées maximales de travail. Ceci permettra d’éviter tout litige et de révéler les bienfaits du télétravail, au-delà des risques très souvent évoqués.

Article initialement paru dans le Journal du Management Juridique d’entreprises n°99 : Management juridique et focus Droit du travail et de la sécurité so

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Caroline Diard, Professeur associé au département droit
des affaires et Management des Ressources Humaines, TBS Business School

Nicolas Cochard, Directeur Recherche & Développement Kardham

Damien Pouillanges, Responsable
Recherche, Laboratoire LCPI (EA 4591), Université Toulouse2

[1Nº 20-20.572

[4Juillet 2015, n°048

[6Réclam. n° 55/2009, CGT c./ France

[7Réclamation nº 149/2017, CGT et CFE-CGC c. France, décision du 19 mai 2021

[11Art. L4121-1 du code du travail

[12Les salariés doivent aussi bénéficier d’un repos quotidien d’au moins 11 heures consécutives (Code du travail, art. L. 3131-1) et d’un repos hebdomadaire d’au moins 35 heures consécutives (C. trav., art. L. 3132-2)

[14Cour de cassation, chambre sociale, 14 décembre 2022, n° 21-21.411

[15Cour d’appel de Paris, Pôle 6 – chambre 4, 11 septembre 2019, n° 17/00637

[16Cour de cassation, 5 juillet 2023, Pourvoi n° 21-23.2942, Le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles. Il résulte des articles 17, § 1, et 19 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 que les Etats membres ne peuvent déroger aux dispositions relatives à la durée du temps de travail que dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé du travailleur. Toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires.

[18Arrêt du 14 décembre 2022 ; arrêt du 6 novembre 2022

[19Art. L.2243-2

[20Différence significative : p<.001.

[21p<.001

[22p<.001

[23p<.001

[24p<.01

[25p<.05

[26p<.01

[27p<.01

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