8 % des télétravailleurs (seulement) se sentent surveillés

Le télétravail est sans doute, et de loin, le thème qui revient le plus depuis la pandémie liée au coronavirus lorsque l’on aborde le thème des transformations de la vie professionnelle. Et c’est tout un cadre légal qui a dû se déployer pour accompagner le mouvement. L’article L1222-9 du code du travail le définissait dès 2012 :

« Le télétravail désigne toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication. »

Les lignes suivantes précisent que le télétravailleur est un salarié comme un autre et bénéficie à ce titre des mêmes droits et devoirs que ses collègues. Cela vaut y compris en matière de surveillance, domaine pour lequel le droit est assez strict. Dans quelle mesure un manager peut-il encadrer ses équipes lorsqu’elles se trouvent à leur domicile et vérifier qu’elles sont bien au travail ?

En vertu de son pouvoir de direction, l’employeur peut certes déployer divers dispositifs de contrôle : contrôle des temps de connexion, géolocalisation… à condition de respecter certaines contraintes. La géolocalisation, via un ordinateur, un téléphone professionnel ou une voiture de fonction n’est par exemple qu’un outil de dernier recours lorsqu’il s’agit de contrôler le temps de travail, c’est-à-dire quand ce contrôle ne peut pas être effectué par un autre moyen, même moins efficace. Il peut sinon être déployé à certaines fins très précises : satisfaire une obligation légale, justifier une prestation de transport auprès d’un client, sécuriser un transporteur ou encore répartir au mieux les tâches d’une flotte de véhicules et notamment d’urgence (une société d’ambulance par exemple).

Le code du travail, le code civil, la jurisprudence mais aussi le Règlement général sur la protection des données (RGPD) encadrent plus généralement les pratiques et les éléments collectés. Tout dispositif de contrôle doit ainsi être justifié par la nature de la tâche à accomplir, et proportionné au but recherché. Il doit également faire l’objet d’une consultation des représentants du personnel, et d’une information individuelle des salariés. Un dispositif de surveillance ne doit en outre pas conduire à une mise sous surveillance généralisée et permanente du personnel.

Une surveillance que l’on pensait connue et acceptée

En pratique les entreprises utilisent plusieurs formes de contrôle : un contrôle formel de l’organisation (la vérification de l’atteinte d’objectifs par exemple), un contrôle exercé par le groupe, un contrôle reposant sur le pouvoir d’un individu hors de ses attributions formelles, et même éventuellement un autocontrôle. Auparavant, cela reposait sur une structure hiérarchique, le présentiel et la possibilité de voir ses salariés. Dorénavant, il s’exerce potentiellement à tout moment et à distance par l’intermédiaire de la technologie.

Du côté du télétravailleur, dont le profil type est une femme jeune (30-39 ans), qui travaille dans le secteur privé, comme cadre ou comme ingénieure dans le secteur de l’informatique et des télécommunications ou de l’industrie avec 2 jours de présentiels hebdomadaires résultats, la visibilité « numérique » apparait comme un facteur important de la relation de confiance. La présence derrière l’écran assoit une bonne réputation à la fois auprès de son manager et envers ses collègues. Le numérique à distance permet aussi de contrebalancer l’adage « les absents ont toujours tort » : les canaux technologiques sont utilisés pour communiquer mais aussi pour maintenir des liens avec des collègues éloignés et renforcer leur sentiment d’appartenance à un groupe et/ou à une organisation. Cela renforce l’efficacité du contrôle organisationnel.

De précédents travaux se sont intéressés à l’attitude des salariés vis-à-vis des caméras de vidéoprotection en entreprise, technologie qui, au-delà des débats éthiques qu’elle soulève parfois, semble plutôt bien acceptée. D’autres études ont montré que l’autonomie gagnée grâce au télétravail rend le salarié redevable. Il est parfois tenté de prouver son engagement et sa loyauté par une hyperconnectivité.

Membres du comité scientifique de l’observatoire du télétravail de l’UGIC-CGT, ces conclusions nous laissaient envisager un contrôle très présent dans les entreprises en situation de télétravail au moment de construire une enquête dont les résultats ont commencé à être présentés. Ce n’est plus du tout le même scénario qui s’écrit.

Surveillance, nombre de jours et liberté de choix

5732 personnes en situation de télétravail nous ont répondu entre juin et décembre 2023. Elles ont été questionnées sur leur perception de la surveillance organisationnelle et sur le contrôle managérial. Plusieurs questions relatives aux dispositifs potentiels ont été posées, concernant notamment l’activation de la caméra, le suivi des frappes sur le clavier et mouvement de souris ou encore les appels/mails réguliers du manager. Nous avons été surpris de constater que la perception de la surveillance est peu présente, à la fois pour la dimension technologique et humaine : seulement 8 % des répondants déclarent ressentir au moins un de ces deux types de surveillance.

Plusieurs constats ont été dressés au-delà, deux principalement. Premièrement, plus le volume accordé de jours en télétravail est important, et plus le sentiment d’être surveillé par la technologie s’accroît. À noter que pareille observation ne s’applique pas au télétravail très occasionnel. Second constat, la surveillance sera moins perçue lorsque le salarié est libre de choisir ses jours en télétravail.

Plusieurs hypothèses explicatives peuvent être avancées. Une explication peut reposer sur le fait que certains outils utilisés pour le travail à distance le sont dans l’esprit des salariés à d’autres fins que des fins de contrôle : ceux qui permettent par exemple d’organiser une réunion en visioconférence. Ils sont susceptibles d’être aussi utilisés à des fins de contrôle et les salariés ne semblent pas en avoir conscience.

Le manque, ou l’absence, d’informations, même si c’est une obligation légale, peut aussi être avancé : 69 % des répondants déclarent en effet ne pas avoir eu d’information. Or, de précédents travaux ont montré qu’il y a là un déterminant de l’acceptation des technologies de contrôle. Si les répondants perçoivent la situation comme juste et équitable, cela minore la perception de surveillance.

Le sentiment de redevabilité que nous évoquions, enfin, peut nourrir d’autres hypothèses. Le télétravailleur a tendance à aller au-delà des attentes du manager (heures en plus, forte concentration, autocontrôle, hyperconnectivité), et par la même à surpasser les promesses initiales liées au contrat de travail. En faisant plus, se sentant redevable, il accepterait en même temps tacitement la surveillance, comme une forme de compensation à l’amélioration de sa qualité de vie : une forme de situation donnant/donnant où le télétravailleur accepte la surveillance, n’y prête pas attention, ceci lui permettant d’accroitre son autonomie et d’avoir des conditions de travail plus agréables à distance.


Nicolas Cochard, docteur en Histoire des mondes modernes et directeur Recherche & Développement de Kardham a également contribué à la rédaction de cet article.

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